Urgences et crises en psychothérapie
Sophie Debauche, psychologue, psychothérapeute.
INTRODUCTION
Le champ de la psychothérapie n’est pas épargné des questions tournant autour de l’urgence et de la crise.
Ma réflexion se centre sur l’activité libérale en cabinet privé de psychothérapeutes travaillant seuls, parfois trop isolés, avec toute l’autonomie propre à ce type d’activité et en même temps toute la responsabilité et la solitude qui en découlent.
L’urgence ou la crise interrogent le temps de la souffrance psychique, le temps de l’angoisse du patient, de la famille, du thérapeute, le coût et le prix du temps, le temps des membres du réseau, des autres soignants, des hôpitaux, des médecins généralistes, le temps de la disponibilité, de l’accessibilité, le temps consacré, le temps de la considération et celui de la frustration, ….
Le temps d’un indépendant en activité libérale n’est pas le même que celui d’un salarié en institution. Et pourtant tous deux peuvent être confrontés à l’urgence ou à la crise.
Tout cela s’inscrit dans un contexte sociétal actuel qui favorise les situations d’urgence ou de crises par les valeurs de satisfaction immédiate, de rapidité, d’efficacité, de rentabilité qu’il soutient.
Le travail psychothérapeutique amorcé par une crise exige de ralentir le rythme, de passer progressivement d’une étape de stabilisation à une étape d’exploration et d’analyse approfondie de la situation. La patience, la prudence, la circonspection avant d’agir, l’écoute active, le tact, l’accueil inconditionnel de tous les ressentis du patient tout en installant un cadre protecteur et porteur, sont autant de garants d’une « suffisamment bonne « traversée de crise.
VIGNETTE CLINIQUE
Ludovic est un jeune homme de 21 ans qui vient en psychothérapie depuis 3 ans.
A 19 ans, à la suite d’un épisode dépressif majeur, il a été diagnostiqué comme souffrant de « bipolarité de type II ».
Depuis, nous travaillons à l’acceptation de sa maladie, à l’apprentissage de ses méandres et à la gestion de ses moments de crises… Régulièrement, parce qu’il est encore difficile de le stabiliser, il traverse des épisodes hypomaniaques ou retombe violemment dans des phases dépressives.
Ses parents ont divorcé. Il vit avec sa mère, voit son père une fois tous les 15 jours et suit des études d’ergothérapeute.
En 6 ans, il termine enfin sa 3 ième année, sa maladie l’ayant contraint à quelques aménagements. Courageux, déterminé, malgré les phases dépressives et hypomaniaques, il s’est accroché à ses études.
Hier soir, il m’appelle en pleurs. Son père lui a dit qu’il en avait marre « qu’il se cache derrière sa maladie ». En fait, son père venait d’avoir un conflit avec sa belle-fille et a tout mélangé. Il lui a fait tant de reproches injustes et injustifiés que Ludovic s’est effondré.
Il m’appelle, désespéré ; ce brusque échange avec son père réveille des idées suicidaires chez lui. Il veut me voir, en urgence.
Urgence ou crise ?
Je décide de le recevoir le soir même. Mon objectif est de m’assurer qu’au décours de cet évènement, Ludovic ne présente aucun danger pour lui-même ou pour son entourage.
URGENCE OU CRISE ?
Urgence | Crise | |
Temps | Immédiat : une intervention rapide s’impose | Aménagement spécifique du cadre temporel |
Signification | Danger, risque pour la vie physique et/ou psychique du patient ou de son entourage | Évaluation du danger et des ressources du patient et de l’entourage |
Prise en charge | Pluridisciplinaire
Hospitalisation, médication |
Prise en charge ambulatoire Travail en réseau
Hospitalisation et médication possibles mais pas systématiques |
Psychopathologie | TS, risque d’homicide, passage à l’acte imminent, décompensation majeure | Travail thérapeutique de fermeture des issues dramatiques |
Ressources | Ressources psychiques faibles ou inexistantes | Ressources psychiques « suffisamment bonnes » pour faire face. |
Etats du Moi | L’Adulte est entièrement contaminé par l’Enfant ou le Parent intérieur | L’Adulte reste aux commandes, même s’il s’agit d’un faux-self (d’un A partiellement contaminé) |
En consultations privées, l’urgence apparaît rarement. Elle renvoie à une situation dans laquelle prédomine le sentiment qu’une intervention très rapide s’impose : un état de panique donnant lieu à une perte de contrôle. Quand l’urgence surgit au sein de la consultation privée, c’est souvent parce que le ou la thérapeute est vécu par le patient comme un point d’ancrage. C’est une personne de confiance qui lui permet d’instaurer ou de réinstaurer la parole dans un moment de profond désarroi, de perte totale de tous ses repères.
La plupart du temps, les urgences sont liées à des dépressions, des crises d’angoisse ou des attaques de panique. Fréquemment, elles concernent des problèmes relationnels avec les proches en privé ou au travail.
En consultations privées, la différenciation entre l’urgence psychologique et la crise a recourt au sens clinique du psychothérapeute et à l’alliance qu’il a pu construire avec son patient.
L’urgence renvoie aux situations où le danger existe pour le patient ou pour son entourage : menace de suicide ou d’homicide imminent, de décompensation majeure, de passage à l’acte.
Quand le patient n’est pas connu du thérapeute – c’est beaucoup plus rare qu’un patient contacte en urgence un thérapeute indépendant qu’il ne connaît pas du tout – les critères d’évaluation sont plus difficiles et susceptibles d’être contaminés par le jugement moral du thérapeute : ce patient est-il honnête ? Est-ce qu’il me dissimule quelque chose ? Que veut-il obtenir de moi ? Pourquoi s’adresse-t-il à moi ?
Le thérapeute indépendant réfèrera bien souvent à juste titre à une structure hospitalière ou au médecin traitant.
Le/la thérapeute qui connaît bien son/sa patiente est plus à même d’évaluer le degré de dangerosité. Il cherche avec son/sa patient(e) à contextualiser ce qui vient de se passer, à mettre en lumière les déclencheurs, les éléments pérennisant, les ressources psychiques, personnelles, familiales ou sociales du patient. L’entretien pourra durer plus longtemps qu’à l’habitude. Le temps du thérapeute indépendant n’est pas le même que celui du thérapeute salarié en institution. L’un rognera sur sa vie privée, souvent bénévolement. L’autre sera davantage entouré et reconnu : il pourra s’appuyer sur ses collègues et « récupérer » des heures prestées en plus.
Tous deux s’interrogeront pour savoir si le patient en souffrance a les ressources psychiques suffisantes pour reprendre rendez-vous si nécessaire et patienter parfois quelques jours.
Selon Daniel Zucker[1], docteur en psychologie au CHU Saint-Pierre à Ottignies, « les personnes qui ont peu de ressources intérieures et un réseau peu soutenant ont, le plus souvent, un fonctionnement en « faux-self ». »
Celui-ci peut éclater de manière brusque, brutale, en situation d’urgence ou de manière progressive en situation de crise. La personne se rend compte qu’elle « fonctionne » dans une adaptation sociale qui l’éloigne de plus en plus de ce qu’elle est véritablement, de son « Soi » profond. Passer par ces moments de prise de conscience de vide intérieur devient inévitable. Certains patients le supportent, avec un soutien ambulatoire, d’autres pas. C’est néanmoins le prix à payer pour pouvoir petit à petit s’approprier ses propres désirs, sa propre pensée.
Dans certains cas, Le thérapeute et le patient pourront tous deux transformer l’urgence en crise et se servir de ce moment comme d’un levier thérapeutique pour initier des processus de changements.
Il faut pour cela que le thérapeute soit prêt à faire face aux émotions intenses de son patient, tout en restant calme et contenant. Progressivement, ensemble, ils pourront élaborer cette étape douloureuse. Le fait de détricoter patiemment les différentes facettes de la situation permettra d’en éviter une dégradation et de prévenir une éventuelle hospitalisation.
Dans d’autres cas, il sera nécessaire que le thérapeute oriente le patient pour une médication ou une structure contenante plus large: le patient se tournera soit vers son psychiatre ou son médecin traitant, soit dans une unité de crise, pour une hospitalisation de courte durée, lorsque son environnement n’est pas assez soutenant pour envisager une prise en charge en ambulatoire.
Si l’état psychologique du patient est fort dégradé, en cas de décompensation majeure, une hospitalisation au long court peut s’avérer indispensable. Elle permettra un plus grand travail de réseau et une approche pluridimensionnelle de la situation. Mais elle nécessitera de rester vigilant sur le fait de ne pas faciliter de la sorte un désinvestissement de l’entourage et diminuer alors chez le patient son sentiment d’appartenance à une famille, un quartier, un groupe d’amis, un réseau de soins ambulatoires…
Dans ces situations, les difficultés auxquelles sont confrontés les psychothérapeutes en cabinet privé concernent le travail de liaison avec les intervenants hospitaliers. Bien souvent, ils se sentent mis à l’écart. Dans les meilleures situations, leur travail n’est pas dévalorisé par les intervenants extérieurs et une collaboration est possible. Les thérapeutes en institution bénéficient des collaborations établies sous formes de conventions entre structures ambulatoires et structures hospitalières. Les contacts s’établissent « entre institutions » et pas seulement entre thérapeutes et médecins, hôpitaux, ….
Dans les deux cas, la collaboration dépend malheureusement trop souvent des liens subjectifs existant entre les psychothérapeutes et les structures médicales, privées ou hospitalières.
Une personne en crise « dérange » au sens propre comme au sens figuré. Et ce dérangement s’étend, de soignant en soignant. Bousculer son horaire, faire attendre d’autres patients, remettre en question l’organisation de son temps devient une priorité pour accéder réellement au patient en pleine crise.
La crise nécessite un aménagement spécifique du cadre de travail. A quel point ? Jusqu’où est-il juste de faire preuve de souplesse ?
La tentation existe de « se refiler le problème », de se débarrasser de la crise… Le médecin ou l’hôpital sont des pistes rapides, qui, grâce à la médication, peuvent « endormir » le patient et calmer la crise.
Et pourtant….
GÉRER LA CRISE
Accepter de traverser la crise avec nos patients renforce l’alliance thérapeutique, nous les fait découvrir sous un autre jour et nous permet de travailler en profondeur. Les mécanismes de défense du patient sont fragilisés. On touche à l’essentiel.
La crise met en évidence une série de problématiques liées au spectre de l’agir, de la rupture, de l’impensé.
Quand les facultés de penser du patient, avec l’aide du thérapeute, sont accessibles, c’est l’occasion d’analyser avec lui le « circuit du scénario parasite »[2] de sa vie : qu’est-ce qui se répète encore une fois ici et maintenant ? Quand est-ce déjà arrivé ? Quelle est la part qui lui appartient et qui permet que la crise survienne ? Qu’est-ce qui doit impérativement changer pour que cela n’arrive plus ?
L’enjeu sera pour le thérapeute et le patient de co-créer un cadre qui permettra le travail psychothérapeutique en profondeur et ne le pervertira pas. Cet ajustement créateur est difficile et ne peut se faire que « dans la dentelle », en mobilisant chez le thérapeute toute son « awareness »[3], ses connaissances psychopathologiques et son expérience clinique. Malgré toute la vigilance de part et d’autre, il arrive qu’avec le temps, l’un et l’autre s’aperçoive que la crise les a déviés de leur objectif premier : accéder à un changement durable dans le fonctionnement intrapsychique et intersubjectif du patient. Et que l’un et l’autre ont participé inconsciemment à la répétition cyclique de « crises ».
La crise est un moment au cours duquel le patient cherche consciemment ou inconsciemment à exprimer un besoin qu’il n’arrive pas à exprimer autrement ou pour lequel il n’arrive pas à obtenir satisfaction. Le patient, submergé par ses émotions, par sa souffrance, essaie maladroitement d’en faire quelque chose, de la faire reconnaître, voir, et cherche quelqu’un prêt à la porter avec lui.
Sur le plan neuroscientifique, l’imagerie mentale nous apprend que le patient a perdu sa capacité de penser tant son amygdale cérébrale est saturée de stimulations et d’émotions. En venant chez son thérapeute, il cherche à s’appuyer sur l’appareil à penser d’un autre, le temps de s’apaiser.
L’expérience montre que si la crise se répète inlassablement, sans ce travail d’analyse et de méta-commentaire sur ce qui s’est passé, le patient risque de basculer à un moment donné dans la honte ou la culpabilité. La valse du shopping thérapeutique risque d’en être facilitée. Il passera d’un thérapeute à l’autre, sans traiter en profondeur ses difficultés.
Le Dr Minner[4] nous invite à prendre en considération « le triangle de crise »
L’intérêt de cet outil est de mettre en évidence tous les aspects présents au sein d’une crise : bien souvent, celle-ci est déclenchée par un évènement perçu comme effractant par le patient et face auquel ses ressources habituelles d’adaptation sont mises à mal. Le retour à la normal dépend de la façon avec laquelle cet individu va traverser cette période. Soit il développera de nouveaux moyens de surmonter des crises ultérieures, soit il répètera son scénario et pourra évoluer vers des troubles ou des pathologies plus sévères qui risqueront de se chroniciser.
Certains auteurs évoquent la crise comme une résistance au changement. Pour ma part, avec mes patients, je considère la crise comme l’expression d’un besoin d’un nouvel ajustement de l’alliance thérapeutique entre eux et moi, et de l’interaction entre eux et leur entourage.
La crise est souvent issue d’un processus inconscient qui incite le patient à faire un choix ou une « redécision scénarique »[5]. Les patients cherchent à faire agir ou réagir le soignant ; or, ‘’La psychothérapie commence là où on cesse d’agir pour penser ’’. Accueillir le désarroi, la colère, la rage parfois, la terreur sans vaciller et sans céder nécessairement à l’impulsion d’agir demande au psychothérapeute une grande capacité autoréflexive et une fine analyse du transfert et du contre-transfert.
Pour que le changement s’opère, il faudra que le psychothérapeute ne soit pas agi par le patient et que le patient ne soit pas agi par le thérapeute. Un travail de « holding »[6] commence ainsi qu’un travail de contenance de ses propres affects face au patient en crise.
Avoir un lieu de supervision et des contacts avec les professionnels du réseau permet au thérapeute de consolider sa posture dans ces situations de crises et/ou d’urgences.
BIBLIOGRAPHIE :
ERSKINE G.R. et ZALCMAN M.J., Le circuit du sentiment parasite : un modèle d’analyse (orig. T.A.J. 1979), A.A.T., 12, 1979, pp. 148-156. C.A.T., 1, pp. 185-193.
Pierre Minner (CHU Brugmann), « Le concept de crise », conférence janvier 2011.
Winnicott : https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2003-2-page-64.htm, « La clinique du holding » par Claude Boukobza, 2003.
- Zucker, « De la clinique de la souffrance à la clinique du sens », Revue Confluences, n°11, sept. 2005.
[1] D. Zucker, « De la clinique de la souffrance à la clinique du sens », Revue Confluences, n°11, sept. 2005.
[2] « Système déformant et auto-renforçant comprenant des croyances limitantes, des sentiments parasites et des comportements induits par ces croyances et sentiments ainsi que des souvenirs renforçants, en lien circulaire des uns avec les autres, sur un thème donné ».
ERSKINE G.R. et ZALCMAN M.J., Le circuit du sentiment parasite : un modèle d’analyse (orig. T.A.J. 1979), A.A.T., 12, 1979, pp. 148-156. C.A.T., 1, pp. 185-193.
[3] « L’awareness est la connaissance ou la conscience implicite et immédiate du champ (selon la définition de Jean-Marie Robine), la présence attentive, la présence au champ, présence en acte, engagée, immédiate, la contuition. L’awareness est à distinguer de consciousnessqui signifieconscience réflexive, observatrice, attentive de ce qui est là et constitue un arrêt attentif de l’expérience, du processus en cours. L’awareness est une expérience au niveau corporel, émotionnel, une expérience relationnelle et spirituelle, diront certains. Cette expérience branchée sur les ressentis se situe en amont de la consciousness, qui, elle, est une conscience accompagnée de mots et d’images. L’awareness exclue donc la conscience, plus précisément la prise de conscience qui signe le passage de l’awareness à la consciousness. », S. FOURURE, « Awareness et consciousness », Revue Gestalt 2004/2(N°27), S.F.G.
[4] Pierre Minner (CHU Brugmann), « Le concept de crise », conférence janvier 2011.
[5] Par redécision scénarique, j’entends la levée de restrictions d’ordre comportemental, intrapsychique et physiologique qui inhibent la spontanéité et limitent la souplesse dans la résolution de problèmes et la relation aux autres.
[6] Winnicot https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2003-2-page-64.htm « La clinique du holding » par Claude Boukobza, 2003.